Il est vrai que cette expérience m'est personnelle.D'autres - Primo Levi, par exemple (grand exemple: son oeuvre est réellement prodigieuse par sa veracité, sa compassion lucide) - ne parvinrent à revenir à la vie qu'au moyen de l'écriture, grâce à celle-ci. Dans mon cas, en revanche, chaque page écrite, arrachée à la souffrance, m'enfonçait dans une mémoire irrémédiable et mortifère, m'asphyxiait dans l'angoisse du passé.
Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie et j'ai choisi la vie. Mais en la choisissant j'ai dû abandonner le projet qui donnait à mes yeux un sens à ma vie, celui d'être écrivain. Un projet qui avait, dès l'enfance quasiment, structuré mon identité la plus authentique. J'ai dû décider d'être un autre, de ne pas être moi-même, pour continuer à être quelque chose: quelq'un. Car c'était impensable d'écrire n'importe quoi d'autre, lorsque j'abandonai la tentative de rendre compte, littérairement, de l'expérience de Buchenwald.
Cela explique en partie mon intérêt pour la politique. Si l'écriture me maintenait dans la mémoire atroce du passé, l'activité politique me projetait dans l'avenir. C'est ce j'ai cru, du moins, jusqu'à ce que l'avenir que la politique communiste prétendait préfigurer ne révélât son caractère d'illusion néfaste: elle n'aura été que l'illusion d'un avenir.»